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Jean-Marie Straub, Danièle Huillet

DH : Quand Eisenstein fait de la publicité pour les tracteurs c’est parce que c’est le moment qui veut ça, mais c’est aussi extrêmement dangereux car si l’on peut dire que les tracteurs sont très utiles il faudrait dire ce que ça peut apporter comme dégâts. Quand on voit ça aujourd’hui, on se dit qu’il n’a pas fait son travail jusqu’au bout.

 

Le tracteur, cela dit, tombe en panne, il faut la détermination politique de Marfa pour qu’il reparte… Et puis dans la version originale du film — modifiée dans sa fin quand le film change de titre —, le tractoriste choisit de rester au village, on le retrouve dans un char à foin tiré par des bœufs !

 

JMS : Ça au moins c’est marxiste.

DH : C’est qu’Eisenstein n’était pas si bête. Mais il doit tout de même y avoir une autre façon de s’y prendre que de pousser les gens à se révolter et à agir en truquant la réalité pour leur faire croire qu’il faut absolument s’engouffrer dans cette direction.

JMS : Le film militant de nouveau enferme les gens dans l’urgence. Et l’urgence on y est, c’est l’aboutissement du système qui a inventé les chambres à gaz ; l’urgence actuellement, elle nous vient de la social-démocratie anglaise et de la social-démocratie française, ça consiste non plus à massacrer des Juifs mais à massacrer des centaines de milliers de bêtes de manière préventive pour maintenir le marché. Même si certains Juifs en prennent ombrage, il n’y a pas de différence entre ça et le massacre des Juifs, c’est le même esprit et c’est le même système industriel et c’est « der gleiche Geist », comme dirait Hölderlin, qui a inventé les chambres à gaz et ce système-là. Après tout il n’y a pas besoin d’être hindou pour savoir qu’un être vivant est un être vivant [qu’il soit un Juif ou un mouton], d’ailleurs les Juifs le savent bien parce que l’agneau pascal c’est eux qui l’ont inventé.

Moi je vois un grand film politique quand, dans Arsenal de Dovjenko, je vois un paysan qui s’appelle Ivan et qui se met à frapper son cheval, tout seul sur un champ désert, qui ne peut plus s’arrêter parce qu’il est à bout, et que soudain on entend une voix qui dit : « Ivan, Ivan, tu t’es trompé d’ennemi ! »

Il y a une préface de Schönberg aux “Bagatelles pour quatuor à cordes” de Webern où il dit : « Chaque regard se laisse étendre à un poème, chaque soupir à un roman, mais exprimer un roman par un seul geste, un bonheur par une seule respiration, telle concentration se trouve seulement où la sentimentalité manque dans une mesure correspondante ».