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Jean-Marie Straub, Danièle Huillet

Moïse et Aaron, pour la première fois — alors que jusqu’à présent, en dehors d’un sous-titre à Non réconciliés qui était : « seule la violence aide où la violence règne », on s’était toujours refusé à laisser s’immiscer quelque message que ce soit dans nos films, on les détruisait à mesure car on ne voulait pas infliger aux gens qui voyaient nos films, imposer un message : on ne s’en sentait pas le droit. Or il se trouve que grâce à Moïse et Aaron, grâce à Schönberg, tout d’un coup, à la fin du film, il y a un message politique qui est de plus en plus actuel : « toujours quand vos dons vous auront portés aux plus hauts sommets, toujours de nouveau vous serez précipités du succès du mésusage, renvoyés au désert ».

Un jour, il y a au moins quinze ans, on a vu à Rome, par hasard, une projection en plein air de deux films, c’étaient la Marseillaise de Renoir, qui est un film magnifique, que je connais très bien pour l’avoir vu très souvent, et Orphans of the Storm de Griffith, film que je connaissais très mal, que je n’avais vu qu’une seule fois. Eh bien, ce soir-là, on s’est dit tout d’un coup, que, politiquement, peut-être que le Griffith est plus fort que le Renoir. Donc la force d’un film politique n’a rien à faire avec son idéologie. Depuis on a eu l’occasion de revoir Orphans of the Storm à la Cinémathèque — c’était une projection plus ou moins agaçante parce que c’était la copie du MoMA avec des couleurs, etc. (peut-être bien qu’elle contenait des choses qu’on avait jamais vues auparavant…) —, mais on n’a pas éprouvé à nouveau cette impression, on a vu plutôt dans le film son côté sadien, enfin ! le côté cinéma. Mais je ne crois pas qu’on se soit trompé en le voyant quinze ans auparavant, en voyant ce film après le Renoir. Evidemment il y avait un film qui était accablant et l’autre qui était optimiste. Il faudrait partir de là et savoir ce qu’on peut faire.

Je veux maintenant rajouter une chose aux trois points de tout à l’heure et dire qu’il n’y a pas de film politique sans mémoire. La mémoire cela suppose de se mettre carrément en travers de la social-démocratie, du réformisme et tout le bazar, parce que ceux-là la seule chose qu’ils refusent c’est qu’il y ait eu un passé, des choses différentes, ils sont complètement anti-marxiens : la méthode marxienne par excellence qui consistait à aller chercher jusqu’aux Assyriens en quoi les choses étaient différentes, ce qui avait changé. Et Marx allait de plus en plus loin au fur et à mesure qu’il vieillissait. La social-démocratie cultive au contraire la fuite en avant : les gens n’ont même plus le droit de vivre leur moment présent, on leur raconte qu’il faut que le progrès continue, qu’il n’y a pas d’autre solution que de se précipiter dans l’abîme du progrès jusqu’à ce que la catastrophe ait lieu. La croissance est infinie, elle ne peut pas s’arrêter. Dès qu’il y a un accroc la solution c’est que la croissance reprenne, se multiplie. On vit donc dans “le meilleur des mondes possibles” et tout ce qui précédait était nécessairement moins bien.