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Mathias Lavin

Ces déplacements ne sont pas anecdotiques, ils paraissent même délibérés car les Straub auraient pu faire le choix de ne pas montrer ces tableaux – comme c’est le cas au début du film, pour une autre raison, lorsque la voix de Cézanne évoque son peu de goût pour les primitifs italiens et que l’écran reste noir. Ce discret écart par rapport à l’unité de lieu affichée révèle une tension forte entre l’inscription dans un espace précis – déterminé par le sujet – et un détour par rapport à celui-ci. Le lieu cinématographique reste donc irréductible à une simple inscription dans la réalité qui en constituerait l’unité et en garantirait l’authenticité. Il est le produit d’une synthèse, ou tout au moins d’une addition, problématisant le travail sur l’unité scénique en jeu dans nombre des films du couple de cinéaste, voire même de l’intégrité du lieu retenu pour le tournage.

Cette pratique du détour concerne plus encore Cézanne qui affirme d’emblée l’impossibilité de tourner dans les sites qui furent ceux de prédilection du peintre. Le début du film sur Aix-en-Provence et la Sainte-Victoire révèle un paysage dévasté par l’urbanisme moderne, défiguré par des barres HLM et des autoroutes dont la pollution sonore est envahissante. Une telle ouverture semble appeler la fameuse imprécation de Cézanne (« c’est effrayant la vie ») que l’on entend à la fin du film. Outre les deux plans initiaux, et le plan final tourné à Paris sur lequel je reviendrai, on dénombre deux autres plans sur la Sainte-Victoire enregistrés au moment de la réalisation du film, et pas un de plus, le reste étant composé de représentations (photographies, tableaux, extraits de films). Dans Othon, pour prendre un seul exemple à titre de comparaison, les bruits de la circulation automobile participaient de la matière sonore du film, de façon à « exaspérer les bonnes habitudes de la diction cornélienne » selon la formule de Louis Séguin1. Il n’est plus question dans Cézanne de dialectique entre la persistance d’une tradition et l’actualité d’un état du monde. Le refus est net de tolérer à l’écran un tel désastre une fois celui-ci révélé. Mieux vaut en effet le musée, où la parole couvre le bruit du monde, si l’on veut retrouver l’équivalent de la sensation optique qui fondait l’œuvre du peintre.

Dans Cézanne, on note également une tendance marquée à l’abstraction en raison de la rareté, déjà indiquée, des plans « documentaires » au bénéfice de longs passages sur les photographies prises par Emile Bernard se détachant sur fond rouge et montrant Cézanne au travail (pour deux d’entre-elles), ou fixant l’objectif. Par ailleurs, si on voit La Vieille au chapelet après 5 minutes de film, il faut attendre plus d’une demi-heure pour que se produise une véritable succession des toiles de Cézanne, placées à la suite des extraits de films (Madame Bovary de Renoir, La Mort d’Empédocle par deux fois2) et les plans mentionnés sur les photographies.